Guy Taillefer du Devoir écrit (n'importe quoi) sur les Haïtiens
Un texte exclusif de Guy Taillefer
Après la colère, le dégagisme. Des manifestations contre la vie chère aux appels à la démission du président, Jovenel Moïse, le large mouvement de contestation né en Haïti il y a deux ans et demi tient le coup — sous le radar de nos médias. Mais pour combien de temps encore, vu le climat de plus en plus pourri de violence et d’impunité ? Et vu l’indolence des acteurs internationaux ?
À l’été 2018, la rue haïtienne se soulève contre la corruption et la paupérisation. La décision du gouvernement du président, Jovenel Moïse, mal élu fin 2016, de réduire les subventions sur les carburants met le feu aux poudres. Les frustrations sont exacerbées par le scandale autour de PetroCaribe, ce programme censé financer le développement d’Haïti avec le soutien du Venezuela, mais dont il s’avère que les fonds accumulés à hauteur de 2,5 milliards de dollars entre 2008 et 2018 ont été massivement détournés.
Sur Internet, la contestation se cristallise cet été-là autour des jeunes « petrochallengers », un mouvement parti un peu par hasard de Montréal qui mènera à la formation d’un groupe militant (Nou Pap Domi — Nous ne dormons pas), qui, se radicalisant, revendique un « changement de système ». Début 2019, la colère populaire grandit encore avec la publication du premier de trois volets d’un rapport de la Cour des comptes, à Port-au-Prince, sur le scandale PetroCaribe, dans lequel sont épinglés une quinzaine d’anciens ministres et de hauts fonctionnaires, de même qu’une entreprise qu’avait dirigée Moïse avant de devenir président. Le troisième volet, publié il y a quelques mois, n’est pas moins accusateur.
Le spécialiste belge Frédéric Thomas compare l’ampleur de ce mouvement social au brasier qui a mené en 1986 au renversement de la dictature de Duvalier. Cependant que Moïse s’accroche avec le soutien de la communauté internationale, dont le Canada, et « une frange minoritaire de l’oligarchie locale ».
Haïti est à l’heure actuelle en proie à une dérive autoritaire du gouvernement et à une détérioration alarmante de la situation sécuritaire. Les gangs sont devenus plus visibles et organisés et le sentiment que le pouvoir les instrumentalise est prégnant. Au moins quatre massacres ont été commis dans les quartiers populaires de la capitale, dont le plus meurtrier fut celui de La Saline, en novembre 2018, avec 71 morts. Des enquêtes ont évoqué un « massacre d’État ». Il n’y a pas eu de procès. Entre janvier et juin 2020, l’ONU a documenté 159 assassinats, tous reliés à la violence des gangs. Le 28 août dernier, c’est le bâtonnier du barreau de Port-
au-Prince qui a été assassiné. Peu doutent que le pouvoir n’y soit pas mêlé. Tant et si bien que les « appels au dialogue » de M. Moïse n’ont jamais été aussi peu crédibles.
La « communauté internationale » joue depuis longtemps un rôle démesuré en Haïti. Qu’elle s’en serve donc à bon escient. À soutenir des cliques par réflexe colonialiste, à déclarer légitimes des exercices électoraux frauduleux, à ne critiquer M. Moïse que du bout des lèvres et à penser qu’elle peut faire la sourde oreille à un peuple qui ne demande qu’à décider de son sort par lui-même, les acteurs internationaux se trouvent à avoir une grande part de responsabilité dans les blocages qui empêchent Haïti de jeter les bases d’une saine transition démocratique.
D’aucuns, comme le sociologue Jean-Claude Icart, de l’organisation québécoise Concertation pour Haïti, voient en Joe Biden une lueur d’espoir, même si républicains comme démocrates n’ont jamais eu face à Haïti d’autre logique qu’impérialiste. Ne sera pourtant possible de changement sans rupture à cet égard. Et peut-être que, libéré de Donald Trump, Ottawa — dont la diplomatie en Haïti tient pour l’essentiel à des Québécois — saura faire preuve d’indépendance d’esprit face à Washington, en commençant par s’opposer aux élections que Moïse veut tenir en 2021 pour se donner un vernis de légitimité. Des élections qui seraient tout sauf libres et démocratiques.
Les Haïtiens ne dorment pas, en effet : le consensus est large en faveur d’une transition plutôt qu’en faveur d’élections. Si la classe politique haïtienne est globalement discréditée, ce qui est indéniable, il se trouve encore au sein de la société civile et de l’opposition politique sociale-démocrate des forces dispersées, certes, mais sur lesquelles il est possible de bâtir. Dixit la sociologue Sabine Manigat, dans une entrevue au Monde remontant à novembre 2019.
C’est aussi ce pour quoi milite M. Icart, à qui nous parlions la semaine dernière : la mise sur pied pour deux ans d’un gouvernement de transition, avec mission prioritaire de s’attaquer au système d’impunité, de faire le procès de PetroCaribe et celui des responsables des massacres. Bref, de s’attaquer à l’injustice dans toutes ses acceptions.
FIN DU TEXTE ÉDITORIAL
Guy Taillefer est éditorialiste à la section internationale pour Le Devoir, un quotidien d'information publié à Montréal, au Québec (Canada).
Guy Taillefer est arrivé en journalisme dans les années 1980 après des études en littérature. Il a d’abord travaillé à la radio de Radio-Canada, avant de passer quelques années à La Presse canadienne où il a notamment œuvré à titre de correspondant parlementaire sous Brian Mulroney. Au Devoir depuis 1992, il y a porté plusieurs chapeaux. Après avoir été correspondant au Mexique (2000-2001) et en Inde (2009-2014), il est présentement éditorialiste à la section internationale.
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